Extrait:
« En effet,
l’habitude est de distinguer l’activité philosophique d’autres formes d’activités qui lui sont apparentées par le fait que la philosophie a
un lien étroit avec la raison. La
théologie, par exemple, traite de beaucoup
de questions qui concernent la
philosophie, comme celles du fondement de la connaissance et de la morale, ou du sens de la vie. Et si
la
philosophie recherche la sagesse, la théologie s’efforce de définir aussi l’idéal de la sainteté, qui a avec celui de la sagesse l’analogie d’être
la
figure de la meilleure vie possible. Cependant, tandis que la théologie se
fonde ultimement sur la foi, c’est-à-dire sur une autorité extérieure au sujet auquel l’enseignement est adressé, la philosophie est réputée s’opposer
à elle par sa prétention de ne s’appuyer que sur la raison, en
tant qu’autorité intérieure, naturelle, du philosophe. De même, alors que la
science se développe par une
méthode dans laquelle la raison joue un très grand rôle, pour parvenir à la
connaissance du monde, et ressemble par-là à la philosophie, elle trouve son critère ultime dans l’expérience, ou plutôt dans une expérience méthodique, l’expérimentation,
tandis
que la
philosophie soumet encore à la critique
rationnelle cette autorité de l’expérimentation et de
l’expérience en général. De
même, par opposition à la rhétorique ou à la poésie, ou à la littérature en général, la
philosophie est réputée se fonder
sur les arguments rationnels, plutôt que sur
l’imagination et la
force des passions. Il est vrai que la
philosophie soumet jusqu’à la raison à sa critique,
mais c’est encore en se référant à elle qu’elle le fait. Sans
prétendre régler la
question de savoir si la philosophie se
définit par le fait qu’elle
serait une entreprise purement rationnelle, posons donc
l’hypothèse d’un lien très
intime entre la philosophie et
la
raison, qui la caractérise par rapport à
d’autres activités semblables.»
Ces lignes sont
extraites d’un recueil de textes qui a servi de support à des séminaires pour
étudiants de philosophie à l’Université Laval dans les années 1990. Les
séminaires dirigés par M. Gilbert Boss avaient pour but de questionner la
nature de la philosophie. Dans cet extrait, l’auteur fait une distinction entre
la philosophie et d’autres disciplines, notamment la théologie, la science et
la littérature. La question principale à laquelle il essaye de répondre est la
suivante : qu’est ce qui fait la spécificité de la philosophie et la
distingue d’autres disciplines telles que la théologie, la science et la
littérature. Pour lui, ce qui caractérise fondamentalement la philosophie est
le recours à l’autorité exclusive de la raison. Pour étayer sa thèse, il
procède d’abord à la distinction entre la philosophie et la théologie, ensuite
à la distinction entre la philosophie et la science et enfin à la distinction
entre la philosophie et la rhétorique et la poésie. Il finit par conclure que
ce qui différencie la philosophie de ces autres disciplines qui elles aussi
font recours à la raison, c’est son recours exclusif à la raison. Seulement,
certaines personnes se présentent comme des philosophes sans pour autant faire
allégeance à la raison et à sa capacité à aider à distinguer le vrai du
vraisemblable. La synthèse que nous présentons ci-dessous est une peinture de
ces pseudo-philosophes que Boss appelle les charlatans en philosophie.
1. De la possibilité de définir la philosophie
Il est souvent
admis que tous les hommes sont philosophes dans la mesure où chacun s’interroge
d’une manière ou d’un autre sur son existence. Et pourtant la philosophie se
présente toujours, selon l’idéal, comme la recherche de la vérité, de la
meilleure manière de vivre, de la sagesse. Ceci suppose donc qu’il y a au moins
une vérité, une manière de vivre supérieure aux autres et une sagesse que tout
le monde ne partage pas.
De plus, il
existe bien une histoire de la philosophie et celle-ci ne mentionne pas tous
les hommes qui ont existé jusqu’à nos jours. De tous les hommes qui ont pu
exister jusqu’à présent, on n’en a retenu qu’un petit nombre, ceux qui entrent
dans la catégorie des philosophes. C’est le signe non seulement que les hommes
ne sont pas intelligents et logiques au même degré mais aussi qu’il y en a qui
méritent le titre de philosophes et d’autres qui ne le méritent pas. Si tous
les hommes sont donc des philosophes, il est clair cependant qu’ils ne le sont
pas tous au même degré.
Enfin, les
partisans de la thèse suivant laquelle il est impossible de déterminer la
véritable nature de la philosophie fondent leur thèse sur une confusion, celle
qui consiste à croire que s’interroger sur la nature de la philosophie signifie
n’en avoir aucune idée. Or si l’on recherche une définition de la philosophie
comme la définition de toute autre chose, c’est au moins qu’on a une idée de ce
à quoi la chose en question ressemble, autrement comment la reconnaitrait-on
une fois qu’on l’aurait trouvée. Pour rechercher la définition de la
philosophie, il faut au moins avoir des hypothèses de définition, c’est-à-dire
des définitions possibles de ce qu’est la philosophie.
Or,
de même qu’il importe en philosophie de distinguer entre les fausses apparences
et la vérité, de même il importe de savoir discriminer entre les philosophes et
les charlatans en philosophie.
2. La différence entre le philosophe et le charlatan
La distinction
entre le philosophe et le charlatan peut paraître de moindre importance dans la
mesure où les deux peuvent toujours se tromper. Ceci est particulièrement vrai
si on a affaire à des arguments de moindre complexité. Mais lorsque l’argument
est long, développé dans un ouvrage par exemple, il devient important de savoir
si on a affaire à une personne dont l’intention est de tromper. Dans
l’antiquité déjà de telles personnes existaient sous le nom de sophiste (ces
maitres qui voyageaient et se faisaient payer pour leurs leçons, ils sont
généralement les interlocuteurs de Socrate dans les dialogues de Platon).
Mais cette
distinction est elle-même peu utile car la plupart des arguments philosophiques
sont complexes. De là, dire d’une philosophie qu’elle
relève du charlatanisme peut être un simple raccourcis pour éviter d’en évaluer
la véritable teneur logique.
En général, on peut être charlatan
de deux manières : 1. Tromper en laissant croire qu’on possède un savoir
qu’on n’a pas en réalité, 2.Faire croire qu’une connaissance est évidente alors
qu’on n’en sait très peu sur la question. Si on peut leur accorder de bonnes
intentions et dire que les philosophes de l’histoire ont évité la première
version du charlatanisme, pour ceux qui écrivaient sans pression particulière
de la part d’une institution particulière ou d’un individu ou groupe d’individu,
il n’est pas sûr qu’il en soit tout autant en ce qui concerne la deuxième
version car il difficile de montrer qu’on en sait suffisamment sur une question
philosophique pour en faire une vérité définitive. Il est tout à fait possible
d’argumenter et d’avoir de mauvaises prémisses sans vouloir tromper son
interlocuteur.
Ce qui fait la particularité du charlatanisme c’est qu’il ne s’agit pas d’une méthode de raisonner
par soi, ni un type de savoir, mais une certaine forme de pratique concernant le savoir, puisqu’il consiste à feindre le savoir. C’est dire que le charlatanisme doit consister à imiter les
apparences du savoir pour faire croire à sa présence, là où il n’est
pas, ni chez le charlatan, ni chez ses victimes. Les charlatans en philosophie sont
ceux qui utilisent des procédés rhétoriques pour faire passer pour vraies des
connaissances qu’ils savent être fausse ou qu’ils ne possèdent pas.
3. Comment démasquer les charlatans ?
Etant donné que
la raison et l’argumentation sont les seuls fondements caractéristiques de la
philosophie, il pourrait être suffisant, pour démasquer les charlatans de
sonder tout discours qui se prétend philosophie pour voir dans quelle mesure il
ne se réclame d’aucune autre autorité que celle de la raison et ne cherche à
s’imposer que dans le cadre d’une libre
discussion fondée sur les seuls arguments rationnels.
Mais il est
difficile de voir des charlatans refuser de soumettre leurs arguments à
l’évaluation. Le plus souvent, ils ne se contentent pas seulement de montrer
leur opposition à la raison. Confrontés à cette difficulté, nous chercherons
alors à montrer
comment une thèse se ramène logiquement à certains principes, tandis qu’une
autre ne se laisse pas défendre sans tomber dans des contradictions. Le recours
à la raison est une exigence fondamentale car elle permet a priori de mettre
tous les hommes au même pied d’égalité, supposant comme le disait René
Descartes, que « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ».
Il
ne suffit cependant pas, pour dire de quelqu’un qu’il est un charlatan, de
prouver qu’il s’est trompé, car nombre de ceux que nous considérons comme des
philosophes se sont manifestement trompés et ont défendu de bonne foi des
positions vraisemblables. Le trait caractéristique du charlatan est donc
ailleurs que dans le fait qu’il soutient quelque chose d’intenable, de faux.
La première
méthode pour démasquer les charlatans en philosophie consiste à engager un
débat profond et voir s’ils font appel à une autre faculté que la raison et
l’argumentation pour y répondre (telle que la foi, les proverbes, les mythes).
La plupart des charlatans réussissent soit en avançant dans la complète
obscurité sur les principes qu’ils utilisent, soit en conservant certains
mystères tout en y incluant quelques principes rationnels connus de tous. Dans
tous les cas, la transparence est quelque chose qu’ils n’accordent qu’à des
adversaires tenaces.
Pour tromper, il y a certainement la possibilité d’introduire des sophismes dans
les
raisonnements. Dans cette mesure,
la pure discussion
rationnelle peut laisser
une certaine place à
la
simulation et à
la
tromperie. Mais cette même discussion met assez rapidement au jour ces erreurs, de sorte qu’elle devrait éliminer assez
vite les sophismes des charlatans et leur retirer ainsi toute force.
La
philosophie avance par élimination des erreurs par le biais des opérations
logiques.
Il demeure
cependant un cas qui interpelle une attention particulière, le cas où un
raisonnement présenté comme un sophisme revient avec plus de vigueur dans une
génération future. Quelle méthode utiliser dans ce cas ?
Il faut
remarquer que la plupart des redéveloppements de ce genre sont basés sur des
arguments d’autorité car certaines personnes pensent qu’étant parvenues à une
position prétendument supérieure, gagnent par là-même le droit de se dérober du
scanner de la logique. Pour barrer la voie aux charlatans de ce genre, le
principe premier doit être l’affirmation de l’évidence de la raison. Si l’on
débat sur l’existence de la raison à point qu’on doive croire à la raison, la
raison deviendra une autorité extérieure, fondée en la personne qui parle et
compte tenu de la position qu’elle occupe ; le charlatanisme prospèrera.
La raison est une autorité intérieure à tout être humain et rien ne doit être
posé sans poser la raison comme un prérequis. Par exemple, il ne suffit pas
qu’une personne use de son autorité (enseignant de philosophie par exemple),
pour poser comme principe que l’argument qu’il développe ne doit pas être passé
au crible de la raison et ce doit être le réflexe premier de tout philosophe de
chercher la logique en toute chose, en ne se fiant qu’à la lumière de la
raison.
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